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    Les frères VICO, Jacques, Francis et Jean-Marie.

      

     

    Auteur: Jacques Vico
    Famille: Vico
    Région: Basse-Normandie
    Date de publication: 21.07.2009

     

    Je suis entré à 17 ans dans la Résistance.

    Devant le spectacle de l’effondrement de notre armée, la déroute et la signature de l’armistice, ce fut un chagrin infini. La France était à terre. Je faisais partie à l’époque d’un groupe de jeunes qui trouvaient la situation inacceptable.

    Résister, ce fut d’abord pour nous refuser la séduction pour l’ordre, la discipline, la puissance que représentait l’armée des vainqueurs, ce fut encore refuser Vichy et la collaboration, et enfin refuser d’abandonner le combat. Dans ce contexte, l’appel du général de Gaulle a été pour nous la vérité, un soulagement et une certitude.

     

    Président aujourd’hui de l’Union des Combattants Volontaires de la Résistance du Calvados, j’accomplis tout ce qui peut être utile afin de porter témoignage et de dire ce qu’a été la Résistance. Faire découvrir aux jeunes générations le message de ce combat, les exigences qui nous ont soutenues dans notre action est une exigence de tous les jours.
     

    Le travail de mémoire a commencé avec les interventions faites, chaque année, dans les collèges et les lycées, pour la préparation du Concours national sur la Résistance et la Déportation. Ce travail s’est amplifié, à partir de 1988, avec l’ouverture du Mémorial de Caen qui s’est efforcé de raconter le débarquement, la bataille de Normandie, la lutte d’hommes libres à l’intérieur et à l’extérieur de la France, la victoire sur un système. Il s’est poursuivi par la nécessité de témoigner afin de faire comprendre aux jeunes les exigences qui nous ont portées.

     

    Il est indispensable de leur dire qu’une société ne se construit pas dans la haine et le mensonge. Il faut se dresser contre l’inacceptable. C’est un combat civique. Ce que nous avons vécu peut renaître n’importe où, n’importe quand. Nous nous souvenons de cette tragédie passée pour protéger l’Avenir. Le monde de demain appartient à la jeunesse d’aujourd’hui. Cette jeunesse rassemblée dans sa diversité et sa générosité, construira un monde de Justice et de Paix, dans un esprit de tolérance et de respect du droit des hommes.

     

    Retrouvez le récit complet de la famille Vico pendant la guerre dans le livre « Résistance : histoires de familles » de Dominique Missika et Dominique Veillon, aux éditions Armand Colin, le 7 octobre en librairie.

     

    Jacques Vico

      

      

    L’engagement et la tolérance tout au long d’une vie.

     

     

    1992 : Entretien avec monsieur Jacques Vico , Président de l’Union des Combattants Volontaires de la résistance du Calvados…Jacques Vico est notre ami. Depuis presque trois ans maintenant , il a entraîné derrière lui sur les plages de Normandie plusieurs promotions d’élèves de troisième.

    A chaque fois, sa gentillesse, ses qualités d’orateur qui lui donnent un pouvoir d ‘évocation exceptionnel, font qu’il obtient une écoute très attentive de tous. A soixante neuf ans, le moustache blanche finement lissée, l’œil malicieux, la voix douce mais le propos ferme ; Jacques Vico nous conduit sur les chemins de l’histoire, qui se confondent avec ceux de sa vie. Homme de conviction et de cœur, homme engagé, chaleureux et modeste, il ne laisse personne indifférent.

     

     

    2008. Plus de quinze ans ont passé, Jacques Vico nous a accompagné bien des fois, au Vercors, au Maquis de Saint Marcel et bien sûr de nombreuses fois au maquis de Saint Clair et sur les plages du Calvados.

    A 84 ans, ce roc continue au service de la Mémoire de la Résistance un travail considérable.

     

     

    Revenons en 1992 :

     

     

    Audrey : Comment avez vous vu arriver la guerre ?

     

    A vrai dire, la guerre a failli arriver en 1938 d’abord, avant que ne soient signés en septembre les Accords de Munich. Mais la situation demeurait tendue… Un an plus tard, en sep­tembre 1939, la guerre éclata sans pro­voquer en moi une réelle surprise. J’ai gardé plusieurs souvenirs très précis de ce moment là. J’habitais alors à l’abbaye d’Ardenne, à quelques kilo­mètres de Caen, où mes parents étaient agriculteurs. Lycéen, je passais mes vacances en travaillant à la ferme.

    Je revois encore l’employé municipal de Saint-Germain-la-Blanche- Herbe venir coller sur les murs de l’abbaye, à l’angle du chemin, les affiches de mobilisation des unités spéciales pour le premier et 2 septembre 1939. La mobilisation générale du 3 septembre a regroupé tous les hommes en âge de se battre. Ils revêtirent leurs tenues de sol­dat dans des garages où des vêtements avaient été acheminés à la hâte… Des camions réquisitionnés avaient été ras­semblés sur toutes les places de Caen.

    Quand nous avons vu tout cela, on a pas tellement compris. On avait une impression désagréable, le sentiment d’assister à une belle pagaille… Néanmoins, on restait confiant, convaincus de la supériorité de l’armée française…

    Laurent : Que saviez vous de la guerre avant l’arrivée des Allemands sur le sol français ?

    Relativement peu de choses, si ce n’est ce que disaient les communiqués officiels et les lettres des mobilisés… Personnellement, j’étais plutôt inquiet depuis ce jour de février 1940 où j’avais reçu la lettre d’un sergent que je connaissais : — « Penses-tu, m’écri­vait-il, on est plutôt soucieux. On a pas assez de fusils pour tout le monde. Dans notre régiment on a que des pelles et des pioches pour creuser des tranchées !… ».

    On savait que l’on était plongé dans une situation anorma­le, c’est ce qu’on a appelé la Drôle de guerre au cours de laquelle des mil­lions d’hommes sont restés inactifs, mal entraînés, mal équipés, ce qui a fait que lorsque l’attaque allemande s’est produite le 10 mai 1940, beau­coup d’unités n’étaient pas à même de bien se battre.

    Karine : Quel était votre but lorsque vous avez décidé de vous lancer dans la Résistance ?

     

    Il fallait réagir contre la situation que la France connaissait. Cette réaction se produit en moi dès mai-juin 1940. A cette époque, j’avais dix sept ans et je réalisais à quel point nous nous étions fait endoctriner, monter la tête… On croyait l’armée française invincible !

    Quand nous avons vu cette même armée française qui se faisait écraser et qui était en pleine déroute, quand on a vu passer à Caen toutes ces unités où les hommes n’avaient pour ainsi dire plus d’uniforme, quand on pu constater l’étendue de cette débâcle, avec les élus, les personnalités qui quittaient la ville à l’approche de l’arrivée des Allemands, et bien alors nous avons eu un immense chagrin, une immense tristesse…

    La France était à terre et per­sonne ne réagissait !… Je faisais partie de tout un groupe de jeunes qui trou­vaient la situation inacceptable. Résister, ce fut pour nous d’abord refuser : refuser la défaite, refuser la pré­sence des Allemands, refuser le systè­me de Vichy et Pétain qui nous racontait des balivernes. Il fallait absolument faire quelque chose. C’était une exigence de la vie…

    De la vie, telle que nous la souhaitions.

    Très tôt donc, nous avons cherché tout ce qui pouvait nuire aux Allemands pour pouvoir participer un jour à la libération de la France.

    Nous avons commencé par faire partager nos idées en les diffusant par de petits tracts et même un journal clandestin Les Petites Ailes. Il nous fal­lait regrouper d’autres jeunes et retrouver des armes afin de constituer des dépôts secrets. On avait vraiment la certitude qu’on était utile que cela déboucherait sur la libération de la France, qu’il n’y avait pas d’autre solution.

     

    Morgane : Quelles furent les principales étapes de votre période de résistance ?

     

    Pour moi, il y en a eu deux princi­pales : il y eut l’année 1940, et puis la phase très active dans la Résistance qui débuta fin 1942.

    En 1940, c’est l’année de mon bac que je ne pus passer qu’en septembre à cause de la Débâcle. C’est l’année aussi où je décide d’arrêter mes études pour m’engager dans la Résistance. Je participe à la création d’une maison de jeunes à Caen tout en continuant m’occuper aussi des nombreux réfugiés et des prisonniers et j’accomplissais les recherches nécessaires au regroupement des familles dispersées par la guerre. Découragé comme beaucoup de mes camarades par la progression et les victoires de l’Allemagne nazie en Russie et en Afrique, j’ai décidé de partir en zone libre afin de passer en Espagne.

    Je n’y suis pas arrivé.

    Je me suis alors engagé dans un régiment de l’armée d’armistice en avril 1942.

    En novembre 1942, avec l’occupation allemande sur tout le territoire français, cette armée fut dissoute. Je suis alors rentré à Caen. A ce moment là, j’ai décidé de reprendre contact avec la Résistance. Un chef de la Résistance locale, que je connaissais avant guerre, le colonel Birien m’a recruté pour prendre des responsabilités en m’occupant notamment de tout ce qui touchait aux dépôts d’armes et aux liaisons.

    Pendant la période au cours de laquelle je fus très actif dans la Résistance, je m’occupais parallèlement d’équitation à Fontainebleau où je devais me rendre régulièrement. J’ai dû interrompre brusquement cette activité en décembre 1943. Mon père venait d’être arrêté, ainsi que tous mes camarades et les recherches de la Gestapo à mon égard m’ont alors poussé à changer de résidence.

    J’ai donc abandonné mes activités équestres, qui me servaient de couverture, pour mieux dissimuler mes activités résistantes et je dus quitter la Normandie. Je me suis caché dans une ferme près de Nogent-le-Rotrou. Là, je ne m’appelais plus que Joseph Vitran, ouvrier agricole chargé plus particulièrement de soigner les cochons. Les gens des fermes alentours et ceux qui m’employaient ne savaient pas trop ce que j’avais fait, mais ils avaient eu quand même le courage de m’accepter.

    Les choses sont restées ainsi jusqu’en mai 1944 où j’ai regagné le Calvados en raison du Débarquement. A l’arrière des lignes allemandes, j’ai essayé de recueillir le maximum de renseignements afin de les transmettre aux Alliés. Après le Débarquement, j’ai rejoint la deuxième DB du général Leclerc.

    Ludovic : Comment, en définitive, avez-vous fait pour vous cacher des Allemands ?

    Etant résistant, il était impératif de dissimuler sa véritable identité.

    Aussi avions-nous de fausses cartes d’identité. Pour se cacher, on changeait souvent de domicile. Pour ma part, j’ai dû le faire sept fois. Pour me cacher des Allemands, il m’est arrivé de coucher dehors, dans les bois, voire même dans la chaufferie d’une église…

    Quand on avait des rendez-vous importants, on choisissait de préférence des fermes isolées ou des bois.

    Ces réunions ne regroupaient que quelques personnes à chaque fois afin d’éviter l’arrestation de toute une structure. En ville, les rencontres avaient toujours lieu dans les maisons où il y avait toujours la possibilité de fuir par l’arrière. Il ne fallait pas se faire attraper vivant…

    Fabrice : Avez-vous été fait prisonnier pendant la guerre ? Avez vous frôlé la mort ?

    Je n’ai jamais été fait prisonnier ni comme résistant, ni comme soldat. J’ai eu beaucoup de chance. Si j’avais été arrêté, je ne serais pas resté en vie. J’ai failli l’être pourtant plusieurs fois. Après l’arrestation de mon camarade Emmanuel qui n’a pu résister aux tortures odieuses qu’on lui infligea, l’abbaye d’Ardenne reçut la visite des Allemands. Nous avions installé là, chez mes parents, un dépôt important d’armes parachutées pour les groupes de résistants du Calvados.

    C’est là que l’instruction des responsables de la Résistance sur le fonctionnement de ces matériels, dont j’avais la responsabilité, eut lieu… ( En 1944, cette abbaye fut une position stratégique où s’affrontèrent avec violence les forces canadiennes de la troisième division d’infanterie et les forces allemandes de la douzième Panzer SS. Des combats acharnés se déroulèrent du 7 juin 1944 au 8 juillet 1944. La prise de l’abbaye le 8 juillet 1944 par les Canadiens, permit la libération de Caen le 9 juillet 1944.)

    Mon père avait été arrêté deux jours plus tôt. Il fabriquait de faux papiers pour permettre à des jeunes de fuir le STO. Il était donc résistant et je ne le savais pas. De même, lui ignorait mes activités secrètes. Néanmoins, son arrestation m’avait mis en alerte.

    J’avais pris mes dispositions et déménagé avec mon frère Jean-Marie la totalité des armes. Lorsque les Allemands vinrent, il n’y avait plus rien à l’abbaye et j’avais fui depuis trois heures… Après m’être réfugié dans une autre localité, j’ai eu le désir de contacter un ami responsable de la Résistance.

    Alors que j’allais chez lui, je fus pris d’un pressentiment et rebroussais chemin avec l’intention de remettre ma venue au lendemain soir. Mais au moment où je faisais demi tour, j’ai vu arriver chez mon ami la Gestapo accompagnée de mon malheureux camarade Emmanuel… (Les Allemands finirent par le tuer en janvier 1944, lorsqu’ils ne purent vraisemblablement plus rien obtenir de lui…)

    Après cette nouvelle arrestation, je décidais de me rendre à Caen pour prévenir un chef de la Résistance. J’ai pris le train, mais à mon arrivée en gare, je vis sur les quais la Feldgendarmerie allemande qui contrôlait tout le monde. Comme je connaissais bien la gare, je pus emprunter une petite porte dérobée. La chance me suivait car je me suis retrouvé nez à nez avec Monsieur Arrik, un industriel fabriquant de moutarde, que je connaissais et dont la camionnette avait échappé aux réquisitions.

    Caché sous la bâche de ce véhicule, j’ai pu m’échapper et prévenir plusieurs résistants… Je suis reparti ensuite à bicyclette à Bayeux, puis me suis réfugié à Trèvières… Pendant la guerre, j’ai frôlé la mort dans le bombardement de Caen du 7 juillet 1944. Avant que les Canadiens et les Britanniques attaquent, j’étais près de l’église Saint-Pierre et c’est vraiment tombé tout près de moi…

    Par la suite, faisant alors partie de la deuxième DB, je me souviens parfaitement du jour où un Allemand m’a mis en joue, il n’a pas tiré, je ne sais pourquoi… Une autre fois, en patrouille, en Lorraine, j’ai mis pied à terre parce qu’il y avait un barrage de mines sur la route et au moment où je marchais, les Allemands m’ont tiré dessus et les balles ont explosé. Je n’ai pas été touché du tout. C’est vrai que j’ai frôlé la mort…

    Malik : En cas d’arrestation, auriez-vouz parlé ? Face à la violence, je ne peux dire comme j’aurai réagi.

    Seuls les grands chefs de la Résistance avaient sur eux une pilule de cyanure pour pouvoir se supprimer… Nous, nous n’avions rien. J’aurai essayé de ne pas parler… Mais, je ne veux pas être vaniteux. Des amis, comme Emmanuel ont parlé, d’autres non… Nous savions qu’être résistant signifiait aussi risquer sa vie. C’était une angoisse fréquente surtout lorsqu’on savait que l’ennemi nous avait identifié.

    Il fallait fuir, se faire oublier. Il fallait par conséquent beaucoup de détermination pour continuer surtout lorsqu’on apprenait l’arrestation et l’exécution de camarades. Cela nous obligeait à beaucoup de prudence et à certains moments à beaucoup de courage aussi…

    Marina : Avez-vous tué un Allemand ?

    Je ne sais pas si j’ai tué un Allemand.

     

    Mais, je sais parfaitement le jour où je n’en ai pas tué.

    Nous étions à la fin de la guerre, en arrière des lignes, et nous avions mission d’abattre les Allemands que l’on aurait rencontrés pour créer l’insécurité derrière le front.

     

    J’étais avec un camarade, nous étions armés d’un revolver. Nous avons rencontré un Allemand qui était tout seul.

     

     

    Il avait des cheveux gris, le fusil en bandoulière et il tenait un cheval à la main. Malgré les ordres, je n’ai pas tué ce soldat, sans défense, isolé. Cela n’aurait pas été un acte de guerre de tuer par derrière cet homme…

    Sophia : Pourriez-vous nous décrire votre vie familiale ?

    Elle a été complètement perturbée par la guerre. Recherché par la Gestapo, j’ai dû quitter la famille avec mon frère Jean-Marie. Mon père a été arrêté en décembre 1943 par la Gestapo et transféré au camp de déportation de Mauthausen. Ma mère fut à son tour arrêtée et resta plusieurs mois en prison.

    Ma sœur aînée était elle-aussi recherchée par la Gestapo, elle appartenait au réseau Arc en ciel. Mon frère, Francis, qui avait été réquisitionné pour le travail obligatoire en Allemagne, avait refusé de travailler pour la machine de guerre ennemie. Il prit à son tour le chemin de la clandestinité. Il s’est occupé de jeunes qui appartenaient à la banlieue ouvrière de Caen, la banlieue la plus exposée aux bombardements. Il les a emmenés à soixante-dix kilomètres de Caen, à la campagne.

    Les trois plus jeunes ont été dispersés dans différentes communautés. Ce n’est qu’après 1945 que nous eûmes la chance de revoir notre père qui rentrait de déportation et de nous retrouver tous… La guerre a disloqué, complètement notre famille, l’a menacée. Mais en même temps, on a eu l’immense chance de se retrouver tous après avoir vécu des événements exceptionnels. Je ne revis les miens qu’en mai 1945 après avoir avec la deuxième DB participé à la Libération de Paris, à la Campagne des Vosges et d’Alsace et enfin à la Campagne d’Allemagne.

    C’est dans les ruines de l’abbaye d’Ardenne que ma famille se réinstalla et, petit à petit, a repris une vie normale… Il fallait remettre en état l’agriculture, les champs étaient dévastés, tout manquait : outils, chevaux… (Des soldats canadiens, prisonniers de guerre, ont été exécutés dans le parc de l’Abbaye. Un petit monument rappelle cette tragédie…)

    Badia : Votre famille comportait de nombreux résistants, or vous semblez l’avoir su qu’après coup… Pourquoi tant de mystères ?

    On ne peut pas vraiment parler de « mystères », mais tu sais le principe même de la Résistance, c’était de connaître le moins de membres possibles (en principe, pas plus de cinq). Il fallait empêcher les Allemands de remonter toute une filière. Etre résistant signifiait aussi avoir le souci d’une discrétion absolue. On ne racontait pas à ses copains ce qu’on faisait.

    On demeurait très réservé sur nos opinions en public. En famille, c’était la même chose.

    Mon père n’avait qu’une seule frousse : c’était que nous fassions de la Résistance et que nous prenions des risques qui pouvaient nous coûter la vie. Aussi, à la maison, il tenait un langage d’opposition, de réserve, à l’égard de la Résistance alors que lui même en faisait.

    Chacun de son côté estimait qu’il n’était absolument pas sage d’échanger des informations sur ce qu’on pouvait faire.

    Mon jeune frère Jean-Marie n’était pas, au début, au courant que j’avais des responsabilités aussi importantes sur la gestion d’un dépôt d’armes, qu’il m’aida d’ailleurs à transporter par la suite… Il était indispensable de se protéger en étant le plus secret possible, même parmi les siens. Il est à peu près certain que beaucoup de résistants se sont faits prendre parce qu’ils étaient connus de trop de monde ou bien qu’Us participaient à plusieurs organisations…

    Ce chevauchement d’activités les a fait repérer. D’autres résistants ont pu parler par négligence ou par lâcheté. Non, le silence n’était pas un « mystère », mais une obligation vis à vis de la Résistance.

    Karine : Comment faisiez-vous alors que vous étiez clandestin et recherché, pour votre ravitaillement et pour rencontrer vos chefs ?

    Dans la situation normale de la majorité des Français qui n’étaient pas résistants, cet approvisionnement était déjà difficile. Les Allemands avaient réquisitionné une grande partie de la production française. Pour se ravitailler, il fallait des tickets pour tout : par exemple pour ce qui était du pain, un vieillard avait droit à cent-cinquante grammes par jour, un adolescent (J3) à trois-cent-cinquante grammes, un jeune enfant à deux-cent-cinquante… A la boulangerie, il fallait donc, outre de l’argent, ses tickets et sa carte de ravitaillement. Même chose pour tout. Pour les chaussures, on avait un bon tous les deux ans qui donnait droit à l’achat de chaussures à semelles de bois, le cuir étant réservé à l’occupant et aux travailleurs de force…

    Il n’y avait que peu de viande chaque semaine. Pour tous les Français, la vie était dure. Comme les tickets ne permettaient pas d’assurer la nourriture d’une famille nombreuse, il fallut bien trouver des compléments. Par des relations, des contacts sont établis avec des cultivateurs honnêtes qui vendent au prix normal un peu de viande, de beurre, de farine, de sucre. Par contre, il y en avait qui vendaient cela très cher, au marché noir, pour faire fortune.

    Nous avons eu de la chance de trouver de l’aide sans passer par les prix du marché noir que nous n’acceptions pas. Dans la clandestinité, l’approvisionnement n’est pas simple.

    Il faut récupérer une fausse carte d’alimentation, et ensuite tous les mois se procurer des tickets. L’action des résistants, des maquis fut souvent d’attaquer des mai-

    ries, à l’arrivée des tickets pour pouvoir se nourrir. Heureusement, il y avait l’aide de Français patriotes. Je garde le souvenir de poulets, d’oeufs, de lait donnés par des fermiers, produits très difficiles à obtenir normalement avec des tickets…

    Quant aux relations avec les chefs, elles se faisaient par des intermédiaires. Ce sont des « séries de toiles d’araignées » qui si l’on suivait le fil remontaient jusqu’au chef.

    Stéphane : Au milieu de toutes ces difficultés, et afin de mieux les surmonter, aviez-vous un idéal ?

    On avait au fond de soi beaucoup de certitudes : la première, c’était que tôt ou tard on sortirait, victorieux de tout ça, et que tout ce que l’on vivait était passager. La seconde, c’était qu’il ne fallait pas manquer de loyauté et de générosité vis à vis de tout ceux qui nous faisaient confiance. Il fallait continuer coûte que coûte et ce n’était pas toujours évident. Ainsi, avec le dépôt d’armes, j’ai eu beaucoup de soucis.

    D’abord, j’ai eu la volonté de sauver les armes. Puis, lorsque ma mère fut arrêtée, j’ai cherché à prévenir tous les autres camarades encore libres. Tout cela a suscité beaucoup d’inquiétudes, de peurs. On était constamment menacés. Il y avait énormément de contrôles de la police allemande…

    Badia : Est-ce que les femmes acceptaient dans cette ambiance défaire des enfants ?

    Pendant la guerre, la situation des mères de famille n’était pas aisée. Il y avait un million de soldats prisonniers en Allemagne dont énormément de pères de famille. Il y avait six-cents-mille hommes au STO et d’autres dans la Résistance. Les femmes étaient soucieuses de l’avenir de leurs enfants, préoccupées avec des problèmes liés au manque d’alimentation… Les lendemains de la guerre virent une nette reprise de la natalité…

    Morgane : Que saviez-vous pendant la guerre des camps de concentration ?

    Très peu de choses en vérité. Nous savions que les Allemands avaient organisé des camps de travail pour les

    personnes déportées. Pour ma part, en 1944, j’ai rencontré quelqu’un qui avait réussi à s’échapper d’un camp. Je « savais » donc… Mais il était difficilement imaginable de les penser aussi cruels. Nous n’avons réalisé finalement qu’ à la Libération…

    Fabrice : De toute cette période, quels sont les événements qui vous ont le plus marqué ?

    J’ai souvent le souvenir de cette espèce de cataclysme qui s’abat sur ma famille en 1943. Le souvenir du visage de chacun des miens au moment où tout s’écroule…

    La Libération de Paris m’a aussi énormément marqué.

    J’avais vingt-et-un ans. C’est la joie du retour de la liberté dans la capitale de la France retrouvée et en même temps un sentiment de recul face à la liberté de certains.

    Celle de tous ces gens qui criaient encore quelques jours plutôt Vive Pétain et qui à présent clamaient Vive de Gaulle.

      

    Recul mais aussi inquiétude devant ces gens qui paraissaient bien versatiles. Dans ma mémoire, la journée du 8 mai 1945 a aussi une place particulière. Nous sommes en Allemagne, sur les bords d’un grand lac au delà de Munich et notre escadron de reconnaissance a été réuni pour entendre le général de Gaulle qui nous annonce alors l’Armistice.

    Nous étions tous au garde à vous pour entendre ce message. J’ai pensé alors vivement à tous ceux qui, tombés en route, n’étaient plus là pour constater la fin de cette guerre, la fin du nazisme, cette idéologie abjecte qui méprisait les autres.

    Depuis, le dernier événement qui m’a énormément marqué, c’est la guerre d’Algérie.

    Rappelé comme officier de réserve en 1956, (capitaine dans un état-major), je me suis efforcé de vivre dans cette guerre tout ce que nous avions vécu dans la Résistance : la Tolérance et le Respect vis à vis des autres. J’ai été très malheureux au cours de cette guerre éprouvante et choquante.

    L’attitude de certaines unités de l’armée française m’apparut inacceptable, à moi qui m’étais battu pour la liberté. Je comprenais personnellement ces gens qui étaient tout d’un coup devenus nos adversaires pour des raisons politiques.

    Sophia : vous évoquiez la Résistance française, mais n’y-avait-il pas des résistants allemands contre Hitler ?

    Ta question est très importante, très vaste aussi… Avant guerre, il y eut des opposants à Hitler en Allemagne. Des démocrates, des communistes, des socialistes et des responsables religieux catholiques ou protestants ont été les premiers à être arrêtés et conduits dans le camp de concentration de Dachau, ouvert dès l’arrivée de Hitler au pouvoir (1933). Dans l’armée allemande se sont constitués quelques groupes d’opposants, de résistants. Dans la kriegsmarine, par exemple, des soldats allemands ont déserté en France. Ils ont rejoint des maquis en Auvergne.

    Il y avait un maquis qui était constitué d’Allemands dont certains avaient participé à la guerre d’Espagne, la plupart avait déserté.

    La ville d’Albi a été libérée par un groupe de résistants allemands… Il y a eu en Allemagne des réseaux. L’un plus connu est sans doute celui de La Rosé blanche avec des jeunes allemands qui étaient étudiants en philosophie à Munich. Ils voulaient sauver l’âme de l’Allemagne, disaient-ils. Malheureusement, ils furent arrêtés avec leur professeur de philosophie et furent exécutés.

    Dans l’armée allemande, certains ont eu un comportement acceptable. Pour ma part, je me souviens de deux choses : lorsque ma mère fut emprisonnée, on lui demanda d’indiquer sur une fiche sa religion. Elle était catholique. L’aumônier allemand lui a parlé au confessionnal et il lui a dit ce que la Gestapo savait afin que nous prenions nos dispositions pour protéger le reste de notre famille. Ce fut de sa part un vrai acte de courage et d’humanité.

    En juin 1944, nous avions des blessés civils, pour les soigner nous n’avions trouvé qu’un médecin militaire allemand qui accepta de rester auprès d’eux plusieurs jours. Devant l’aggravation de leur état de santé, il nous procura des fiches d’hospitalisation dans un hôpital militaire allemand où ils furent convenablement soignés… Malheureusement, la très grande majorité des Allemands suivait Hitler, croyait en lui.

    Alexandra : Eprouvez-vous de la haine contre les Allemands ?

    La vie que nous avons eu à mener jusqu’à la Libération nous a conduit à user de la violence. Nous avons pu constater la cruauté de la police et de l’armée allemande. Mon père fut déporté et il put mesurer toute l’étendue de la brutalité du système nazi. Pour ma part, je n’ai pas et n’ai jamais eu de la haine contre les Allemands et j’ai même essayé de sauver la vie à certains d’entre eux… Par contre, je reste intransigeant sur le souvenir de cette période car il faut tout faire pour s’en souvenir pour empêcher le retour à ce système politique qui conduit les hommes à se comporter d’une façon aussi inhumaine.

    Morgane : Pensez-vous qu ‘une nouvelle guerre en Europe soit possible ?

    Avec la fin de l’URSS et du bloc communiste, les pays de l’est sont gravement secoués par des tensions internes. C’est très inquiétant, mais je suis confiant car je crois que les hommes sont plus sages et il y a les Nations-Unis qui nous protègent d’un nouveau conflit…

    Morgane : Comment êtes vous devenu président de /’Union des Combattants Volontaires de la Résistance dit Calvados ?

    J’appartenais à cette association (pour cela, il faut être titulaire d’une carte verte de combattants volontaires de la Résistance qui est distribuée par le Secrétariat d’Etat aux Anciens Combattants en fonction des certificats militaires obtenus par chacun d’entre nous suite aux actions menées dans la Résistance) Lorsque le président de l’association est décédé, on m’a demandé de lui succéder. J’ai hésité, puis j’ai accepté. Nous avons essayé de rassembler le maximum de membres.

    Dans notre association, des résistants de toutes opinions politiques, d’anciens déportés, des membres des Forces françaises libres peuvent se regrouper. Depuis que je suis en retraite, je peux consacrer plus de temps à l’association pour accomplir tout ce qui peut être utile afin de porter témoignage de la Résistance, de dire ce qu’a été la Résistance, de dire la souffrance qu’ont connue les résistants. Faire découvrir le message de la Résistance est une exigence de tous les jours.

    Au fur et à mesure que les années passent, j’accorde toujours autant d’importance à des valeurs aussi fondamentales que le respect des autres et le droit de chacun à s’exprimer librement. Au cours de ma vie professionnelle, j’ai toujours veillé

    à cela. Aujourd’hui, je ne peux pas me mettre à tricher avec les autres.. Sur ce point, la Résistance a été une bonne école : elle nous a enfermé dans la coeur des exigences d’amitié, de courage, d’intransigeance et nous a alerté sur ce qui peut compromettre la liberté des autres. Cette liberté peut être compromise si, lorsqu’on exerce des responsabilités, on s’éloigne de la justice, du dialogue.

    Oui, tout ceci a élé pour moi une exigence qui a déterminé toute ma vie… Et ce ne fut pas toujours très confortable. Quelquefois, on préferait se taire… Ainsi, lorsque j’ai été rappelé en Algérie, la Résistance, mon souvenir de ce que fut la Résistance et ses exigences, m’a amené à réagir contre les excès de cette guerre où des hommes se conduisaient d’une façon qui n’était pas du tout compatible avec le respect des Droils de l’Homme et l’idéal que la France représentait et pour lequel nous nous étions battus pendant l’Occupation : la Liberté et la Démocratie. L’esprit de la Résistance est à la fois étemel et universel car il concerne la totalité des hommes dans toutes les situations.

    Karine : Que représente le mot tolérance pour vous ?

    La tolérance, à mon avis, c’est la vie. Une règle de vie Nous sommes naturellement différents. Nous n’y pouvons rien. Il faut donc accepter de travailler ensemble, accepter ces différences et construire ensemble. Accepter de discuter avec les autres, c’est reconnaître l’autre comme un égal. Dialoguer avec autrui, c’est accepter de se modifier soi-même au contact des richesses de l’autre. La tolérance, c’est s’accepter les uns et les autres très différents.

    C’est le droit à la vie pour tous, le droit à la même amitié pour tout le monde. Refuser la violence, par exemple au collège, c’est lutter aussi pour la liberté de chacun et donc pour le maintien de la tolérance. Il faut refuser toutes les formes de pression exercée sur les plus faibles… C’est un combat de tous les jours. Le combat de la liberté est quotidien, c’est encore demain et ce sera toujours jusqu’à ce que les hommes soient arrivés à un équilibre parfait, ce qui n’est-semble-t-il pas encore pour demain…

    Karine : C’est votre message pour les générations futures ?

    Un message ?… C’est bien prétentieux… Moi, j’ai confiance. Je crois que les jeunes sont très conscients que la Liberté et la Démocratie sont sacrées, qu’il faut les préserver à n’importe quel prix. Cette conception de la vie suppose qu’on élimine tout le mépris, tout le racisme des uns envers les autres… Cela vous concerne tous les jours, vous les jeunes…

    Je reste convaincu que la jeunesse d’aujourd’hui est tout à fait capable d’accomplir ce que la jeunesse d’hier a fait.

    Elle a la même disponibilité, la même liberté d’esprit et certainement le même courage. Les événements que nous avons vécu nous ont permis d’exercer toutes les qualités de la jeunesse : dynamisme, courage et générosité…

    Ce que nous avons vécu, c’est quelque chose qui ne s’arrêtera jamais, et qui doit se poursuivre… On était porteur d’une exigence de la vie qui fait qu’on doit continuer de la porter et faire découvrir à des jeunes ce que c’est que l’engagement pour un idéal, pour la Liberté, pour la Démocratie…

    Pour moi, l’engagement du passé reste une exigence de la vie quotidienne…

     

    sources : http://www.resistance-familles.com/2009/07/jacques-vico/

    et : https://sites.google.com/site/parolesderesistantsnormands/9-jacques-vico

     

     

     

     

     

     

     

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