• " MARRAINE" à CAEN

     

    RESISTANCE

     

    Henriette Bayeux "MARRAINE"

     

    Note de MLQ: le narrateur est le colonel Rémy .

    "Marraine" est citée ici à la date du 17 juillet

    Ah, si vous pouviez voir «Marraine »! s'était exclamé mon ami Léon Dumis . Oui, si vous pouviez la voir! Elle en a fait, celle-là, des choses, à Caen! Elle en aurait, des choses à vous dire! Rien qu'à parler d'elle, j'ai envie de tirer mon chapeau.

    « Marraine» n'habitait plus Caen, mais Rouen.

    " Marraine" avait été décorée pour faits de résistance. J'ai trouvé «Marraine» dans un logement mansardé très propre. Elle se nomme en réalité Mme Bayeux; épouse divorcée d'un certain H ...

    Pendant l'occupation, vivant dans la région de Caen, elle s'est spécialisée dans l'hébergement de prisonniers évadés et d'aviateurs alliés Arrêtée par la police allemande, sur dénonciation de son mari qui l'avait abandonnée après avoir pu s'évader grâce à elle d'un camp de prisonniers de guerre, elle a été matraquée par les Allemands puis relâchée faute de preuves.

      

    Depuis la Libération, elle a refusé d'engager des poursuites, contre H ... et vit à l'écart de tout, ayant même, omis de demander sa carte de Résistance et n' ayant jamais sollicite aucune indemnité. Infirmière, elle est extrêmement sympathique et m'a paru quelque peu désabusée.

    Ce fut l'impression que je ressentis quand je rends visite à Henriette Bayeux, tout en haut de la très ancienne maison du 5 bis de la rue Damiette, à Rouen.

      

    Par sa fenêtre je pouvais voir le magnifique clocher de l'église Saint-Maclou toute proche. Elle était si contente de me voir qu'elle m'embrassa d'emblée sur les deux joues.

     

    - Quand la guerre, a éclaté, me dit-elle, je venais d'avoir vingt-huit ans. Mon mari avait été mobilisé comme sergent dans l'infanterie et se trouvait au front. Moi, comme beaucoup d'autres femmes, je me suis engagée volontairement à l'usine de Mondeville, près de Caen, pour travailler à faire des munitions (Note de MLQ: la cartoucherie). Il y avait là un contremaitre qui s'amusait à nous lire dans les lignes de la main.

      

    A l'une il disait:

    «Ne pleurez pas, ma belle. Votre mari, vous le reverrez! »

    Une autre, il se contentait de la regarder en hochant la tète. Un Jour, il s'approche de moi, il prend ma main, il me regarde: «Toi, je ne te dis rien. Tu iras très loin, Sois forte, et soigne ton cœur. »

    Je me suis dit qu'il était drôle, ce bonhomme-là! Et puis un matin, à 4 heures, comme on sortait de l'usine, nous avons été prévenues qu'il fallait évacuer parce que les Allemands arrivaient. Je suis partie pour rentrer chez moi, rue d'Auge, en face de la gare.

      

    En arrivant, j'ai trouvé toute une unité française d'infanterie qui était là.

      

    J'ai demandé aux hommes s'ils n'avaient pas par hasard des nouvelles de mon mari, car ça faisait plusieurs semaines que je ne recevais plus de lettres, mais ils ne le connaissaient pas. Eux, ils se repliaient, à ce qu'ils m'ont dit. Je leur ai fait du café, et ils sont partis.

    » Peut-être une dizaine de jours après, j'ai reçu une carte de mon mari, qui était prisonnier de guerre à Meaux. J'ai conduit mon fils Georges, qui avait dix ans, chez mes parents, à Merri, dans l'Orne, pour qu'il soit à l'abri, et j'ai continué vers Meaux.

      

    Là, j'ai fait la connaissance d'une dame qui avait un salon de coiffure, Mme Léa Chamelot.

    «Oh mais, m'a-t-elle dit, n'y comptez pas! C'est trop difficile! Vous ne pourrez sûrement pas voir votre mari. Mais si je peux vous aider en quoi que ce soit, je le ferai.»

      

    Je me suis approchée du mur de la caserne, bien que Mme Chamelot m'ait dit que c'était défendu, les Allemands m'ont tiré dessus, j'ai continué quand même, ils m'ont demandé ce que je voulais, je leur ai expliqué, et ils ont fini par aller chercher mon mari.

    «Tu sais, m'a-t-il dit, on va tous être libérés dans quatre jours,

    c'est les Allemands qui nous ont prévenus. »

      

    Comme je ne répondais rien, il a compris que je n'y croyais pas et m'a dit:

      

    «Est-ce que tu pourrais m'aider à m'évader ? Il y a ici un officier qui parle très bien le français, et, à ce qu'il paraît, il ne serait pas Allemand.

    Tâche donc de t'arranger avec lui. »

    » J'ai réussi à trouver cet officier, je me rappelle qu'on s'est parlé sous une porte cochère. Là, il m'a appris qu'il était Alsacien et m'a demandé si je pouvais faire passer une lettre chez lui.

    »- Bien, monsieur, j'ai répondu.

    Et vous, est ce que vous pouvez me dire si mon mari va être libéré?

    »- Les prisonniers ne seront pas libérés, madame. Ils vont tous être envoyés en Allemagne.

    »- Alors, monsieur, si je vous fais passer votre lettre en Alsace, vous pourriez peut-être m'aider à faire sortir mon mari?

    »- Ecoutez: est-ce que vous pouvez vous procurer des papiers comme quoi il est cultivateur?

    »- Certainement, monsieur.

    »- Eh bien, partez les chercher et rapportez les ici, mais faites vite.

    »Je suis retournée dans l'Orne. A ce moment là, c'était très difficile de voyager, mais Mme Chamelot m'a donné des faux papiers comme quoi j'étais réfugiée. Par le train, par camion, j'ai fini par arriver chez mes parents.

      

    A la mairie, on m'a donné un certificat de cultivateur qui était faux, car mon mari travaillait dans une quincaillerie, et je suis repartie pour Meaux, toujours par le train ou par camion, le plus souvent des camions allemands. Je me suis présentée à la caserne, j'ai montré le certificat, on a appelé mon mari et il est parti.

      

    Quand ses camarades ont vu qu'il s'en allait, vous pensez s'ils m'ont demandé de les aider à faire comme lui! Eh bien, on peut dire que ce certificat-là a servi, car j'en ai fait sortir cent trente-cinq dans le même après-midi. Heureusement pour eux, car tous ceux qui sont restés dans la caserne partaient le lendemain pour l'Allemagne. »

    - Comment se fait-il, madame, que ce faux certificat ait pu servir à ces cent trente-cinq prisonniers ?

    - Parce qu'il n'y avait pas de nom dessus.

    Alors vous comprenez, je l'ai passé à un, qui l'a présenté, et qui s'est arrangé pour le passer à un autre et ainsi de suite. Donc, mon man est rentré avec moi à Caen, et il a recommencé à travailler dans la quincaillerie où il était employé.

      

      

    Malheureusement, celui qui est devenu par la suite son patron était pour les Allemands, et quand on a annoncé le service du travail obligatoire en Allemagne, il a encouragé ses employés à partir, en leur disant qu'ils seraient bien là-bas, qu'il ne fallût emporter qu'un peu de ravitaillement pour la route parce qu'ils auraient tout ce qu'il leur fallait une fois sur place. Mon mari m'a raconté ça, et je lui ai dit:

     

    "Oui,. oui. Ton patron va vous accompagner à Pans, mais moi j'irai aussi. Il vous a dit de consigner vos paquets et qu'il s'en occuperait? Eh bien, reprends ton paquet sous prétexte que tu en as besoin. »

    A Paris, le patron avait retenu des chambres à l'hôtel, et c'est qu'il voulait aller jusqu'en Allemagne, pour dire là-bas en montrant ses neuf employés:

      

    « Vous voyez que, moi, je suis pour la collaboration! »

     

    Bref, en fait de neuf, il n'a pu en montrer que trois, parce que je me suis arrangée pour faire filer mon mari avec cinq autres au moment où ils sont arrivés à Paris. J'en avais ramassé quatre quand j'ai entendu crier le cinquième dans mon dos, au moment ou on descendant dans le métro:

    « Hé, Roger!»

    - Roger, c'était le prénom de mon mari

    - « Hé, Roger! Tu peux aller en Bochie si tu veux, mais moi, où ira ta femme, j'irai moi aussi! »

    » On s'était esbignés, mais quoi faire? J'ai pensé à Mme Léa Chamelot, et je les ai conduits à Meaux. Elle avait une maison retirée, et tout de suite elle a été d'accord, mais elle m'a dit:

    «Et le ravitaillement? »

    »- Eh bien, j'ai répondu, ne t'en fais pas, ils ont leur carte. Tu n'auras qu'à t'en servir, et puis je t'en apporterai.

    »Je laisse là mon mari et les cinq autres, je rentre par le train. En face de moi, j'avais un officier allemand qui n'arrêtait pas de me regarder.

      

    Il commençait à m'agacer, je change de wagon et je passe en première, avec la femme de M. Dumont, un collègue de mon mari. Voilà l'Allemand qui nous suit, et qui vient s'asseoir dans le compartiment où on s'était mis.

      

    Là, je lui dis:

    « Mais qu'est-ce que vous voulez, vous? »

    » On était seuls, tous les trois, et il me répond:

    «Maintenant, nous pouvons parler. Je ne suis pas Allemand. Je suis Michel, et je tiens un réseau à Pont-Audemer. »

     

    »- Monsieur, je lui réponds, mais ça ne m'intéresse pas!

    »- Madame, n'ayez pas peur, je sais ce que vous faites, je sais où vous demeurez, et je suis avec vous. Quand vous aurez besoin de quelque chose, vous n'aurez qu'à écrire: Monsieur Michel, Hôtel de la Poste à Pont-Audemer, en signant « Marraine », et je vous aiderai. Mettez cette adresse dans votre tête, il ne faut pas l'écrire.

      

    Regardez dans votre sac: vous avez un papier avec quelque chose d'écrit dessus. Il faut me déchirer tout ça. »

    - C'est une histoire fantastique, madame! Avez vous su qui était ce mystérieux «Michel» qui se promenait en uniforme allemand?

    - Un grand bel homme, brun. Un jour où je sortais du magasin de marbrerie, 36, rue Saint Sauveur à Caen, où je travaillais, Je le vois arriver :

    «Attention, je suis suivi, maintenant plus personne. »

    - Toujours en uniforme allemand?

    - Toujours en officier allemand. Il m'a dit:

    « Je suis suivi, j'ai peur, il faut nous séparer, mais je veillerai toujours sur vous.»

    C'est alors qu'il m'a présenté au pasteur Boudehen, un Breton, dont le nom signifie «le bout du chemin », comme il m'a expliqué.

    - En échange de la protection qu'il vous offrait, ce mystérieux «M. Michel» ne vous demandait rien? Par exemple de lui communiquer des renseignements ?

    - Si. Il m'avait dit: «Je voudrais savoir ce qui se passe dans votre région, surtout du côté de Luc-sur-Mer. Les Allemands font des fortifications par là, tâchez de prendre des photos. »

    - Que devenait votre mari pendant ce temps?

    - Il était resté à Lagny-Pomponne avec ses camarades. De temps en temps, je leur portais du ravitaillement. Un jour, ils se sont amenés à Caen, et je les ai cachés dans l'ancien presbytère, qui dépendait de la marbrerie.

      

    J'avais fait connaissance avec M. René Liaut, inspecteur de police. Tantôt, il sortait avec sa femme, qui était blonde, tantôt avec moi, qui étais brune, .et les gens ne comprenaient pas. Il m avait dit:

    «Marra1ne, Je suis obligé de fréquenter les Allemands, mais ne vous inquiétez pas, ça me permet de savoir ce qu'ils veulent faire, et je vous préviendrai toujours à temps. »

    Pour moi, c'était merveilleux. Grâce à lui, j'avais les faux papiers quand je lui en demandais. Il me les donnait sans jamais se faire rien payer, ce qui n'était pas le cas pour un de ses collègues.

    » Un jour où j'étais à la marbrerie, je reçois un coup de téléphone. Quelqu'un dont je ne connaissais pas la voix me dit: «C'est vous, Marraine? Il faut que vous alliez tout de suite chez votre tante, il y a un accident de voiture. »

    » - Ah? je fais, tout étonnée.

    » - Oui, Marraine. Le ciel n'est pas favorable. Faites vite.

    » La personne qui parlait raccroche, et je me dis: Mais qu'est-ce que c'est tout ça? Peut-être un piège?

    » Je vais quand même chez ma tante, et là on m'explique que c'était trois parachutistes qu'il fallait aller chercher dans le bois de Dozulé pour les conduire au pasteur Boudehen.

      

    Comme je continuais à me méfier un peu, je m'en suis allée trouver M. Goubert, de la gendarmerie de Dozulé, et nous sommes partis à deux dans le bois où nous avons trouvé les trois garçons, qui étaient des vrais, envoyés d'Angleterre. Ils apportaient des armes, que nous avons mises dans une

    fosse chez M. Henri Daudet , qui avait une briqueterie à Dozulé. Malheureusement, il a été dénoncé avec tout son groupe, et arrêté par les Allemands qui les ont tous emmenés à Paris. Ils sont venus dire à sa femme de lui apporter un vêtement chaud parce qu'il allait être envoyé dans une mine de sel. Mme Daudet est partie pour Paris lui porter un costume de velours, je me rappelle.

      

    Pendant ce temps-là, avec sa fille, qui n'avait que seize ans, M. Goubert et moi on est allés retirer les armes de la fosse pour les cacher dans la forêt, car la Gestapo n'avait pas réussi à les trouver. Quand Mme Daudet est arrivée à Fresnes, son mari venait de partir pour le Mont-Valérien avec ses seize camarades. Ils ont été fusillés à dix-sept et, sur les dix-sept, un n'avait pas encore dix-sept ans... .

      

    » Après ça, nous avons eu les premiers aviateurs abattus. C'était M. Nicolle, de Lisieux, qui venait les chercher. Il les faisait partir par Cabourg ou par les Pyrénées. C'était la sœur du Dr Morice qui les habillait, parce qu'il leur fallait des vêtements civils, n'est-ce pas? Et moi je les logeais, et je les nourrissais. Je trouvais des cartes de ravitaillement dans les petites communes des environs. Par la suite l'évacuation n'a plus marché, et j'ai eu jusqu''à soixante aviateurs à la fois cachés dans les bois de Moult-Argences, où ils étaient logés dans une grande grange.

      

    Je leur portais du ravitaillement avec l'agent de police Ducreux, qui mettait un brassard de la Croix-Rouge, on partait dans l'ambulance et l'affaire était faite. Sur les soixante, il y en avait deux qui étaient très blessés et qu'on a conduits au Dr Morice.

    » Une fois, ils sont restés deux jours sans manger. On n'avait plus rien à leur donner, plus de pâtes, rien. Enfin, mon boulanger m'a remis de grosses miches de pain et je suis partie sur mon vélo. En arrivant dans le bois je n'en pouvais plus tellement mes sacs étaient lourds. Je les laisse là, et je vais à la grange pour demander qu'on m'aide ... qu'est-ce que je vois? Mes aviateurs qui tournaient en rond, autour de quelque chose qu'ils avaient l'air de caresser.

      

    C'était une cigarette, une cigarette anglaise pendue par une ficelle à une poutre, la dernière qui leur restait pour eux tous. Comme ils savaient que j'aimais de temps en temps fumer une cigarette anglaise, ils n'avaient pas voulu la jouer entre eux, mais avalent dit:

    « Ça sera pour Marraine. »

    Seulement, mettez-vous un peu à leur place: rien dans le ventre depuis deux jours, et rien a fumer ... Alors ils tournaient autour de la cigarette, à la file, et, en passant, ils la caressaient.»

    - Pendant ce temps, madame, votre mari et ses camarades continuaient de résider dans l'ancien presbytère?

    - Non. Ils étaient repartis pour Lagny-Pomponne, chez Mme Chamelot. D'ailleurs l'ancien presbytère, je ne vous l'ai pas dit, mais c'était là ou j'habitais maintenant, tout contre l'église, et que je logeais les aviateurs que M. Nicolle venait chercher. Quand il y avait une alerte, on ouvrait une lucarne et tout le monde allait se mettre sur le toit.

      

    Mon mari faisait la navette entre Caen et Lagny-Pomponne, parce que moins il restait en place, mieux ça valait étant donné qu'on le recherchait pour n'être pas parti en Allemagne. J'avais mis mon petit garçon - qui est maintenant marié, avec trois enfants, et bientôt un quatrième - chez une dame de Pont-l'Evêque que le pasteur Boudehen m'avait recommandée étant donné qu'il était trop dangereux pour lui de rester avec mol.

      

    Bref, mon mari et ses camarades étaient à Lagny-Pomponne, et Mme Léa Chamelot avait dit:

    « Vous ne savez pas? Puisque les Allemands occupent la mairie, on va les mettre sur la tête des Allemands, au-dessus de la distribution des tickets, jamais les Allemands n'auront l'idée de monter dans le grenier. ».

     

    Donc, ils étaient dans le grenier, où on s'arrangeait pour leur passer du ravitaillementnt. Dans des paniers, ils ont trouvé de vieux uniformes de garde champêtre, qui avaient peut-être cent ans, avec une plaque de cuivre sur la tunique, et figurez-vous qu'ils ont trouvé le moyen de s'habiller avec ça, qu'ils sont sortis, et que les Allemands, qui n'avaient jamais vu des uniformes pareils, les ont salués, à eux cinq qu'ils étaient, fiers comme Artaban.

    - Comment avez-vous fait la connaissance de mon ami Dumis ?

    - Le commissaire spécial de la gare, M. Georges Anquetil, était avec nous. Comme il savait tout ce qui se passait du côté des Allemands, quand quelque chose n'allait pas il me disait:

    « Ma petite Marraine, aujourd'hui, attention ! »

     

    Il m'aidait à porter dans le train mes valises de ravitaillement pour mon mari et ses camarades et à faire passer ceux qui venaient me trouver pour les aider à ne pas partir en Allemagne. C'est lui qui a dû parler de moi à M. Dumis.

      

    Celui-ci, je l'ai rencontré à la brasserie de la place Clichy où j'avais l'habitude d'aller. Je commençais par demander au violon de l'orchestre de me jouer un air. S'il me disait:

    « Mais oui, madame, dans un instant », je savais que je pouvais rester.

    Si c'était au contraire:

    « Oui, madame; mais il faudra que vous attendiez un peu », ça signifiait qu'il y avait danger.

    Ce jour-là, j'ai vu un homme venir vers moi et me dire:

    « Marraine, je sais qui vous êtes, il faut que je parte en Savoie, mais on se reverra.»

    C'était M. Dumis. On était à Noël 1943, un moment où il fallait faire attention, et je ne l'ai revu qu'après le débarquement, quand son ami

    M. Duchez se cachait et qu'il avait laissé pousser sa barbe. Il avait des lunettes, avec un verre comme pour cacher un œil crevé, et je ne le reconnaissais pas. Il enlève ses lunettes...

    « Oh, je dis, monsieur Duchez ! »

    Tout de suite, il répond:

    « Tais-toi, malheureuse !»

    Vous comprenez, Mme Duchez était arrêtée et les Allemands le cherchaient partout. Naturellement, M. Dumis m'a demandé de travailler avec lui et de lui avoir des renseignements qu'il ferait passer aux Alliés.

    » Il y avait à Caen un jeune garçon de seize ans que je connaissais, nommé Raoul Jeffrotin (Note de MLQ: erreur de prénom). Son frère avait été fusillé par les Allemands et il voulait le venger. Dans la soirée du 18 juin 1944, il vient me trouver en me disant qu'il connaissait un endroit où il y avait des armes.

     

    « C'est bien, mon peut Raoul, je lui réponds, on va aller les chercher tous les deux. »

      

    On est partis lui et moi avec M. Dumis qui nous couvrait avec sa mitraillette. Le petit nous a conduits à l'endroit où les armes étaient enfouies dans la terre, on les a déterrées, et, comme il était trop jeune, je lui ai dit:

    « Tu vas me laisser ça pour que je le mette sur mon vélo.»

    Le lendemain, je devais aller chercher des caisses de pièces de mitrailleuses qui avaient été volées sur un bateau allemand. Alors, un peu plus, un peu moins ...

    » Comme j'arrivais place Saint-Gilles, M. Dumis me fait signe que je ne pouvais pas passer. Je me retourne, avec l'idée de prendre une autre route, mais je vois des Allemands qui venaient dans la même direction.

    Place Saint Gilles

    « Ecoute, je dis à Raoul, continue, toi, et laisse-moi me débrouiller.»

    Il ne voulait pas me laisser, et j'ai dû me fâcher. En arrivant près de M. Dumis, il lui a dit:

    « Marraine est en danger! »

    M. Dumis le savait bien, puisqu'il voyait tout de l'endroit où il était des Allemands devant moi, des Allemands derrière, et il dit à Raoul:

    « Tire-toi! ».

    Les Allemands me rejoignent, et me demandent ce que je faisais là avec mon vélo. Les armes et les munitions étaient enveloppées dans une grosse toile ficelée le long du cadre.

    « Je suis en train d'évacuer, je leur réponds. Vous n'auriez pas vu le commandant Karl ?"

    J'avais inventé le premier nom qui me passait par la tête.

    « Qui, commandant Karl ? « demandent les Allemands.

    Je prends Un air étonné:

    « Vous ne le connaissez pas? Pourtant il est à la Kommandantur. »

    Les Allemands se regardent: « Non, on ne connaît pas. »

    »- Oh, je dis, il faut que j'aille là-bas, c'est plein de pierres par terre et mon vélo est lourd ... Vous ne pourriez pas m'aider un peu?»

    Les pierres, c'était les débris et les gravats des maisons touchées par le bombardement, la place Saint-Gilles en était pleine. Les Allemands ont été très gentils et ont porté mon vélo par-dessus tout ça. De l'autre côté de la place, M. Dumis n'en revenait pas. Je ne peux pas vous dire où il avait caché sa mitraillette, mais, naturellement, il s'était arrangé pour qu'on ne la voie pas. Quand on est arrivés près de lui, j'ai dit:

    « Tiens, mon frère! Tu n'as pas vu le commandant Karl?»

    On s'est embrassés comme si on ne s'était pas vus depuis longtemps, M. Dumis a bien remercié les Allemands pour moi, il a pris le vélo, et on est partis tous les deux, toujours à la recherche de ce fameux commandant Karl qui n'existait que dans mon imagination.

    »On a retrouvé notre petit Raoul, avec un de ses camarades du même âge qui s'appelait François. Ils ont dîné avec nous, et sont partis ensemble pour aller coucher dans la maison de Mme Jeffrotin, qui habitait derrière l'hôpital. Je leur donne rendez-vous pour le lendemain, à 2 heures de l'après-midi. On arrive chez Mme Jeffrotin, je la trouve tout en larmes: « Ils m'ont fusillé mon garçon cette nuit avec son camarade!» Les deux petits étaient tombés sur une patrouille, et, sans explication, les Allemands les avaient abattus.

    Note de MLQ: voir le témoignage du père Léandre Perdrel, Eudiste, vicaire de la paroisse Saint Jean-Eudes qui les a enterrés le 27 juin.

    »M. Dumis et moi avons appris que les Alliés avaient besoin des plans de la ville et des installations que les Allemands avaient faites. Nous savions que les plans étaient dans des bureaux où nous nous sommes arrangés pour aller tous les deux. Nous avons perquisitionné partout, on a trouvé les plans, on s'est enfuis en sautant sur un tas de charbon, et je me rappelle qu'on a ri quand on est rentrés chez moi car nous étions tout barbouillés de noir. M. Dumis m'a dit:

    « C'est pas tout ça, on a les plans, mais maintenant il faut les porter de l'autre côté! »

    »- Eh bien, j'ai répondu, je vais y aller, moi. »

    Je suis partie le long du canal de l'Orne, j'ai réussi à passer à travers les Allemands et je suis arrivée chez les Anglais. Là, j'ai été conduite à un officier, qui était commandant, et il m'a bien surprise parce qu'il a trouvé dans ses papiers ma photo. Il m'a regardée et m'a dit:

    « C'est bien vous. Vous êtes Marraine.»

    Figurez-vous que cette photo-là, c'était un des aviateurs anglais dont je m'étais occupée qui l'avait emportée en Angleterre. Là-bas, il avait dit que j'étais à Caen, que tout le monde m'appelait « Marraine », et que je pourrais aider tous ceux qui auraient besoin de moi. Tenez, voilà une carte que le commandant m'a envoyée après la guerre pour me souhaiter la bonne année.

    « Marraine» mit sous mes yeux une carte de vœux que je la priai de me confier pour la reproduire, car le message qu'elle porte au-dessus du nom de l'expéditeur, le commandant Fred T. Adams, est éloquent dans sa simplicité: « Je me souviens », a-t-il écrit, faisant allusion à l'exploit accompli par cette admirable femme dans la nuit du 8 au 9 juillet 1944, à la veille même de la libération de Caen par les troupes britanniques, et qui lui valut, dès le mois de septembre suivant, cette citation qui porte la signature prestigieuse du vainqueur de Bir-Hakeim:

    « Décision n° 37

    »HENRIETTE BAYEUX. - Française d'une énergie indomptable, animée du plus pur patriotisme, montrant toujours l'exemple par son courage et sa foi. A assuré notamment les 8 et 9 juillet 1944 la liaison à travers les lignes ennemies pour les éléments. F.F.I., transportant des plis et des armes. Cette citation comporte l'attribution de la Croix de guerre avec étoile de bronze.

    (Signe): le général de corps d'armée KŒNIG. »

    - Des armes? dis-je. Vous êtes donc revenue dans Caen?

    - Ah oui! Le commandant anglais ne voulait pas me laisser repartir, mais je lui ai répondu que mes camarades avaient besoin de mol. Alors, il m'a confié des armes pour leur rapporter, car il leur en fallait!

    »Je suis donc repartie dans. la même nuit, toujours en longeant le canal, je suis passée à travers les Allemands, et j'ai retrouvé mes amis, mes « filleuls », comme ils disaient. »

    - N'avez-vous pas été arrêtée par les Allemands, madame? . .

    - Si comme tout le monde, au mois de mars 1944. Mais ça ne vaut pas la peine d'en parler ...

    - Dites tout de même.

    - Oh, vous savez, j'avais été dénoncée, naturellement ! Les Allemands étaient venus chez moi, j'ai juste eu le temps de dire à deux aviateurs blessés qui étaient là de se mettre sous mon lit, je me suis glissée dedans, en mettant de l'éther partout... Les Allemands ont menacé mon fils:

    «Encore deux minutes. Si tu ne parles pas, tu seras fusillé! »

    Mais le petit n'a pas parlé, ils sont repartis, et ça a continué jusqu'au jour où des policiers se sont amenés:

    «Gestapo, suivez-nous! »

    Ils m'ont emmenée, me faisant traverser toute la ville les mains derrière le dos, jusqu'en face de l'Hôte1 Malherbe.

    L'Hôtel Malherbe siège de la Feldkommandantur 723

    Là, j'ai été interrogée par un officier très correct, qui m'avait vue plusieurs fois chez Mme Ducreux, une épicière qui me fournissait du ravitaillement. Il m'a dit:

    «Vous êtes une spécialiste de l'évasion. Vous êtes perdue, à moins de signer un engagement volontaire pour aller travailler en Allemagne. Signez, si vous ne voulez pas faire connaissance avec le 44 de la rue des Jacobins. Si vous signez, je vais vous faire partir. Surtout, ne descendez pas à Lisieux, allez tout droit jusqu'à Paris. »

    - Que signifiait cette adresse du 44 de la rue des Jacobins, madame?

    - C'était là où la Gestapo avait ses chambres de torture. J'ai répondu que je ne comprenais pas, que je ne voulais pas aller en Allemagne, et j'ai été dirigée sur la rue des Jacobins. On m'a fait entrer dans une salle qui était pleine de Français, qui venaient là pour dénoncer contre de l'argent. C'était épouvantable. J'ai vu une petite vieille qui repartait avec des billets de banque, et qui avait un air heureux ... Si j'avais pu l'étrangler, celle-là! On est venu me chercher, on m'a fait monter dans un bureau de l'étage au-dessus, où des hommes m'attendaient. Ils m'ont dit:

    «Vous, vous n'êtes pas bonne pour la salle d'en dessous, vous êtes bonne pour ici! »

    J'ai vu passer des camarades, qui saignaient des coups qu'ils avaient reçus. Au mur, il y avait des crochets. Un prisonnier, qui avait une grande barbe blanche toute tachée de sang, m'a regardée en passant et a dit:

    «Pauvre petite! »

    Les Allemands m'ont offert une cigarette, que j'ai refusée, et au même moment j'ai reçu un grand coup sur la tête. Je ne peux pas dire que j'ai souffert: tout de suite, j'ai été mise K.-O.. comme disent les boxeurs. On m'a dit que j'avais été jetée en bas de l'escalier, mais je ne me suis rendu compte de rien. Quatre jours après, on m'a retrouvée sur le trottoir, toujours inanimée, vêtue en tout et pour tout d'un soutien-gorge et d'un slip. Je pense que les Allemands me croyaient morte et qu'ils voulaient m'envoyer au charnier. C'est le Dr Morice qui m'a vue. Bien qu'il fût un grand mutilé de la guerre de 1914, il m'a attrapée dans ses bras et m'a mise dans sa voiture. Quand j'ai ouvert les yeux, je ne comprenais pas. J'étais dans un lit, et la première chose que j'ai dite:

    « Comment, je ne suis pas morte? «

    »Les Allemands, eux, me croyaient morte, mais ils visitaient les cliniques pour tâcher d'y trouver des résistants blessés. Ils sont venus à la clinique du Dr Morice et ont demandé qui j'étais.(Note de MLQ: le Dr Morice exerçait à la clinique de la Miséricorde)

    «Oh! a dit le docteur, c'est une pauvre fille idiote, qui a le mal de Pott. »

    Le pasteur Boudehen est venu, lui aussi. Il m'a dit:

    «Marraine, vous croyez en Dieu! Vous rendrez votre témoignage pour tous vos filleuls qui sont en ce moment ,à la chapelle en train de prier pour vous.»

    C'était une petite chapelle sur le bord du canal, qui nous permettait de nous retrouver. Quand je suis sortie de la clinique, au bout d'environ trois semaines, je suis allée là, et j'ai revu mes filleuls.

    »Après, j'ai continué. Et puis le jour de la libération de Caen est venu. Je suis partie au-devant des Canadiens pour les guider, afin de montrer où les Allemands avaient installé des nids de mitrailleuses, à trois hommes par trou. C'est là. où j'ai fait la connaissance de Jean Marin et de

    Maurice Schumann , qui sont partis de l'autre côté de la rivière. Un peu plus tard, on s'est retrouvé à la gare, où avaient lieu les derniers combats, et tout a été fini. »

    La gare SNCF de Caen

    Pendant ma visite à Mme Bayeux, j'ai pu prendre connaissance d'une attestation établie par M. Michel Misery, qui portait le pseudonyme d'Epiale dans le réseau de renseignement Alliance, et qui explique comment « Marraine» fut reconnue dès son arrivée aux avant-postes de l'armée britannique qui assiégeait Caen:

    « J'atteste avoir contacté en mai 1944 Mme Bayeux, qu'on appelait « Marraine », et grâce à laquelle j'ai échappé à une arrestation imminente par la Gestapo. Bravant tous les dangers, Mme Bayeux m'a caché et nourri pendant deux jours. C'est elle-même qui a cherché une filière pour me faire sortir de Caen, et qui m'a accompagné jusqu'à la voiture de Mlle Meiriel, dite « Crevette », du réseau Alliance. Si je suis encore en vie, c'est grâce à Mme Bayeux qui n'a jamais voulu recevoir la moindre rémunération pour compenser les frais de nourriture de ceux qu'elle cachait. Au mois d'août suivant, interrogé à Patriotic School à Londres par un officier de l'Intelligence Service, celui-ci me mit sous les yeux la photo de « Marraine », me demandant si je connaissais cette personne. Il se déclara satisfait de m'entendre répondre par l'affirmative, ajoutant que « Marraine» avait rendu à la cause alliée les plus grands services. Elle m'est toujours apparue comme un vivant exemple de courage, de patriotisme, et d'abnégation. »

    Témoignage paru dans: Les Français dans la Résistance,

    La Résistance en Normandie,

    Récits présentés par le colonel Rémy,

    Editions de Saint-Clair, Neuilly-sur-Seine, 1975.

     

     

    « L'EXODE juin 40Roger BASTION, résistant FORGERON »
    Partager via Gmail Delicious Pin It

    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :