• AVRIL 1945... retour au LUTETIA

    Photo prise en mai 1945 à l'hôtel Lutetia de prisonniers libérés consultant la liste des personnes déportées recherchées après la libération des camps.

    Photo prise en mai 1945 à l'hôtel Lutetia de prisonniers libérés consultant la liste des personnes déportées recherchées après la libération des camps. AFP 

     

    Afficher l'image d'origine 

     

    [Cet article a été publié dans Libération en janvier 2005, à l’occasion du 60e anniversaire de la liberation du camp d’Auschwitz]

    «Je n'osais leur dire ce qu'était réellement Auschwitz.»

     

    En 1945, Charles Palant, comme tous ceux qui reviennent des camps, préfère se taire plutôt que tuer l'espoir des familles qui attendent, nuit et jour, le retour d'un proche au centre d'accueil de l'hôtel Lutetia.

     

    Afficher l'image d'origine

    Les marronniers sont en fleurs sur le boulevard Raspail et une douceur printanière baigne la capitale française, qui profite de ses premiers mois de liberté.

    Mais devant l'hôtel Lutetia, une petite foule reste là jour et nuit, bloquée derrière des barrières, visages tendus, photos brandies à bout de bras, écriteaux portant les noms des leurs. Ils attendent le retour des déportés.

     

    Afficher l'image d'origine

    Photographie de déportés transportés en bus vers l'hôtel Lutetia, printemps 1945

     

    Même si la spécificité de l'extermination de cinq millions à six millions de juifs n'apparaît pas encore dans toute son évidence, l'horreur des camps commence à émerger avec les premiers témoignages et les images de corps squelettiques.

     

    Afficher l'image d'origine

     

    Ils viennent le matin avant le travail et reviennent le soir.

    Quand un convoi de bus arrive, déchargeant sa cargaison fantomatique, les conversations

     

     

    Afficher l'image d'origine

     

    Principal centre d'accueil des déportés rapatriés, l'hôtel Lutetia devient le lieu de rassemblement des familles dans l'attente de nouvelles. Un service de renseignement est installé pour tenter de coordonner la diffusion des informations. A.F.P.

     

     

    ARRIVEE à l'HOTEL LUTETIA

     

    Les uns et les autres arrivaient tout aussi maigres avec en main un paquet dans lequel ils avaient mis des bouts de sucre, un coupon de tissu, un gobelet, un morceau de couverture...

    Beaucoup trouvent l'appartement occupé ou pillé.

    Parfois, la concierge les accueille comme s'il ne s'était rien passé.

     

    «Elle m'a donné les clefs et même du courrier, l'appartement était vide avec la table encore mise, comme au moment de l'arrestation, et je n'ai pas supporté»

    Afficher l'image d'origine

     

    Ils pénètrent sous les dorures du grand hall de l'hôtel, puis direction la désinfection.

    Ensuite commencent les formalités d'enregistrement qui leur donneront des papiers provisoires après interrogatoire. «C'était une grande pagaille.

    On voyait de vrais déportés dénonçant du doigt des faux déportés qui s'étaient infiltrés dans leurs rangs afin de se refaire une virginité»,

    a raconté au Magazine littéraire Bertrand Poirot-Delpech, alors lycéen de philo à Louis-le-Grand et boy-scout qui, comme tant d'autres dont Michel Rocard, se porta volontaire pour aider les rescapés.

    Les interrogatoires de la police militaire sont méticuleux.

    «Un pyjama rayé, c'était facile à trouver.

    Afficher l'image d'origine

     

    On craignait l'infiltration d'ex-collabos ou même de SS dans cette masse de rapatriés sans papiers, raconte André Lafargue, rapidement identifié grâce à son réseau de résistance.

    Ebensee était un petit camp que personne ne connaissait, mais j'étais heureusement passé par Buchenwald et Mathausen.

    J'ai décrit l'entrée, les camarades avec qui j'étais.»

    Pour les juifs, surtout les étrangers livrés à la machine de mort par la police de Vichy, le moment est plus dur.

    «C'était des questions de flic, et on se méfiait»,

    reconnaît Charles Palant.

     

    Chaque histoire est une tragédie.

     

     

    Chaque survie un hasard ou un miracle.

    Chaque libération une épopée différente.

    Au Lutetia, ils ont reçu une carte de rapatriement. Ils ont mangé, parfois pris une veste ou un pantalon.

    Des chambres sont à leur disposition, mais la plupart préfèrent ressortir aussitôt.

    «Téléphoner, l'idée était impensable»
    C'est maintenant le moment le plus difficile, celui de la recherche des proches, le vrai retour tant attendu et tellement craint, en premier lieu pour les juifs.

    «Un prisonnier libéré téléphone tout naturellement chez lui, mais pour nous l'idée était impensable, probablement parce que, nous, tout le monde était mort», écrit la psychanalyste Anne-Lise Stern, arrivée à Lyon en juin 1945.

    C'est une amie qui téléphona pour elle. Ses parents avaient survécu. Joseph Bialot avait envoyé un télégramme dès son débarquement à Marseille, annonçant qu'il arriverait gare de Lyon : 
    «Mon père était venu, mais il ne m'a pas vu ou pas reconnu.» 
    Le ventre noué, il a quand même décidé de rentrer chez lui. Léopold Rabinovitch, lui, s'est précipité au centre d'accueil du XXe arrondissement pour retrouver des camarades :

    ------- là, il a vu son nom et celui de son frère sur la liste des probables fusillés.

     

     

    Beaucoup trouvent l'appartement occupé ou pillé.

     

    Parfois, la concierge les accueille comme s'il ne s'était rien passé.

    «Elle m'a donné les clefs et même du courrier, l'appartement était vide avec la table encore mise, comme au moment de l'arrestation, et je n'ai pas supporté», a raconté dans un documentaire Marcel Bercau, ancien d'Auschwitz et seul rescapé de sa famille.

    Pendant des mois, il a attendu en vain le retour des siens, laissant toujours la lumière allumée ou les fenêtres ouvertes s'il sortait, afin de leur montrer que quelqu'un était là.

    Dans l'appartement, Charles Palant a trouvé son frère Jean et sa belle-soeur.

    A la joie des retrouvailles se mêlait l'angoisse de l'insoutenable vérité qu'il portait en lui.

    Lors de la première «sélection» à son arrivée à Auschwitz-Birkenau, il a vu sa mère partir avec les autres femmes, les enfants, les vieux et tous ceux destinés à la chambre à gaz.

    «Sur le coup, je n'ai pas compris que cela signifiait une mort immédiate, et quand, au camp, j'ai appris le sort de ceux qui n'étaient pas là, je n'avais d'autre choix que de tenir et de renvoyer à plus tard le deuil.»

    A Auschwitz, il avait aussi vu mourir le frère de sa belle-soeur. «Comment lui expliquer que moi, freluquet, je suis vivant et que ce solide gaillard, lui, est mort ?

    Comment sauter au cou de mon frère en lui disant qu'ils ont été tous assassinés ?»,

    explique le survivant, convaincu encore aujourd'hui qu'il valait mieux que son frère et sa belle-soeur «se fassent peu à peu d'eux-mêmes à cette idée en voyant que les retours étaient de moins en moins nombreux».

    Pendant des semaines, Charles Palant a ainsi continué à se rendre au Lutetia pour pouvoir dire à sa belle-soeur qu'il allait «voir s'il y avait des nouvelles».

    «Ceux qui ont vu la Gorgone...»

    A chaque fois, il y retrouvait les mêmes scènes, les visages anxieux à la recherche désespérée d'un indice :

    «Je n'osais leur dire ce qu'était réellement Auschwitz.»

    Les rescapés ont commencé à reprendre du poids et leurs cheveux à repousser mais sont restés reconnaissables entre tous.

    Parfois s'exprime à leur égard un petit geste de solidarité, un poinçonneur qui refuse le ticket de transport, un fleuriste qui fait cadeau du bouquet.

    Souvent fusent les questions qui déclenchent l'angoisse de l'impossible réponse.

    La peur de ne pas être cru par ceux qui n'ont pas vécu l'horreur des camps comme la crainte de faire plonger dans l'horreur ceux qui sont impliqués au travers de leurs proches.

    «Ma femme s'est ainsi toujours refusée à savoir exactement quand et comment mourut sa mère, à devoir l'imaginer se déshabillant puis courant nue sous les coups jusqu'à la chambre à gaz», dit Léopold Rabinovitch.

    La différence est grande, souligne-t-il, entre les «politiques» et les «raciaux», entre ceux déportés pour avoir résisté et couru des risques assumés et ceux uniquement coupables d'être nés.

    «Pour moi, abonde André Lafargue, la déportation a signifié la fin des interrogatoires et la possibilité, en retrouvant des camarades, de continuer la lutte au camp.»

    Son matricule ­ 53 858 ­ lui vient encore aux lèvres en allemand, automatiquement.

    Pour les survivants d'Auschwitz, le principal des camps d'extermination, ce numéro est tatoué indélébilement dans leur chair et dans leur âme.

    «Il m'a fallu plus de vingt-cinq ans et une psychanalyse pour réussir à sortir du camp», souligne Joseph Bialot. Beaucoup y restent enfermés à jamais.

    «Nous, les survivants, nous sommes une minorité exiguë mais anormale : nous sommes ceux qui, grâce à la prévarication, à l'habileté ou à la chance, n'ont pas touché le fond.

     

     

    Ceux qui l'ont fait, ceux qui ont vu la Gorgone, ne sont pas revenus pour raconter», écrivait Primo Levi dans les Naufragés et les rescapés, quarante ans après Auschwitz.

    En 1987, il se jetait dans la cage d'escalier de son domicile turinois.

     

    Marc Semo

     

     

    http://www.liberation.fr/societe/2005/01/24/au-lutetia-le-silence-des-survivants_507114

    « Réseau ARC-EN-CIEL Caen Calvados RENNES sous l'OCCUPATION »
    Partager via Gmail Delicious Pin It

  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :